MONOLOGUE DE L’HOMME

 

 

 

Rien ne m’embête comme ces gens qui s’obstinent à parler de moi. Qui parle de moi ? C’est moi. Qui parle des hommes ? Ce sont les hommes. Chefs-d’œuvre après chefs-d’œuvre, et cathédrales après temples, et statues après tableaux, et maximes, architecture, romans, opéras, tragédies, comédies, mémoires, poèmes mêlés, ils n’en finissent jamais de tracer mon portrait et, moi, je suis déjà ailleurs. Je suis toujours un peu là et je suis toujours ailleurs. Les humanistes me cassent les pieds. Je ne suis pas humaniste. Je suis un homme. Je chasse, je peins, je fais la guerre, je construis des outils, je donne des ordres, je baise, j’adore mes dieux, j’obéis, je joue, je mange, je ris, je m’en vais sur la mer, je pleure, je me révolte, j’achète et je vends des armes, des tapis, des bijoux, des maisons, j’imite les autres et je m’en distingue, je dors, je chante, je marche, j’ai des souvenirs et je bois pour essayer d’oublier. Je fais toujours la même chose, et toujours autre chose.

Je change très vite. Je change très peu. Je change très peu et très vite. Tout ce qu’on raconte sur moi est déjà dépassé. Les hommes sont toujours des hommes et ils ne sont jamais ce qu’ils sont. Vous voyez ce que je veux dire ? Les puissants se retrouvent esclaves, les barbares se retrouvent princes. Vous êtes en haut, vous êtes en bas ; vous êtes ici, vous êtes là. On me voit avec une massue, traînant une femme par les cheveux, et aux commandes d’un Mirage ou devant un ordinateur. Je suis toujours le même et toujours différent. On a longtemps assuré que les juifs seraient n’importe quoi, des philosophes, des marchands, des musiciens, des banquiers, mais jamais des paysans et jamais des soldats. Ils sont devenus des paysans et ils sont devenus des soldats. Surtout quand il s’agit des hommes, ne dites jamais jamais. Les hommes sont toujours autre chose que ce qu’on croit qu’ils sont. Et ils ne se changent pas en autruches, en dés à coudre, en rochers sous-marins, en équerres, ni en pots de chambre.

C’est parce que les hommes ne sont pas des équerres et qu’ils ne sont pas des pots de chambre qu’il est difficile d’en parler.

Je suis un homme. Je suis tous les hommes. Je suis chacun de tous les hommes. Je suis un des quatre-vingts milliards d’êtres humains qui sont passés sur cette Terre. À tâtons.

Sans savoir. Incapables de deviner ce qui les avait jetés dans la vie, incapables de deviner à quoi ils allaient servir avant de disparaître. Enfouis dans le plaisir, dans les souffrances, dans les ténèbres, dans le désir. J’ai beaucoup aimé la vie qui n’a jamais cessé de me taper sur la tête. Tout le monde est mort autour de moi. Et moi aussi, je mourrai. Mais je continuerai encore, dans les siècles des siècles, sous la forme d’autres hommes, qui seront très différents de ceux qui m’ont précédé, très différents aussi de ceux qui les suivront, mais qui seront toujours des hommes. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’hommes du tout. Parce que les hommes, qui ont commencé, finiront bien par finir.

Rien ne me paraît plus simple, plus naturel, plus nominal que d’être un homme. L’idée qu’il n’y a rien de plus étrange, rien de plus inouï qu’un homme ne me passe guère par l’esprit. Je veux bien m’interroger sur mes relations avec les autres, sur mes petits mécanismes, sur le sommeil et les rêves, sur la nourriture, sur le pouvoir, sur mes dessins le long des murs, sur mes passions et mes délires, sur ce que j’aime, sur ce que je crains, sur l’argent et le sexe, sur mes machines et sur mes dieux –je m’interroge très peu sur moi, sur ma nécessité inutile, sur ce que je fais dans le tout, ni sur le tout lui-même.

« Mais qu’est-ce que je fais là ?» n’est pas ma formule favorite. Je me demande plutôt : « Comment gagner cet argent ? » ou : « Comment plaire à cette femme ? » ou : « Comment conquérir ce pouvoir ? « ou, dans le meilleur des cas : « Comment rendre cette fleur, cette passion, ce mouvement de tête, ce chant d’oiseau ? » Il n’est même pas exclu que l’argent, la femme – ou l’homme –, le pouvoir, la fleur, la passion, le mouvement de tête, le chant d’oiseau ne soient là que pour m’empêcher de me poser la question : « Mais qu’est-ce que je fais là ? » Le tout n’est peut-être rien d’autre qu’une sorte d’immense conspiration pour m’interdire d’y penser.

J’aurais pu être autre chose. J’aurais pu ne pas être. Il aurait pu se faire que rien n’existe du tout. Il aurait pu se faire aussi que quelque chose existe et que je n’y figure pas. Il se trouve que quelque chose existe que je peux appeler le tout et que j’y figure et même que j’en suis le centre ou que je crois en être le centre et la seule partie un peu sûre. Il y a un tout, et je le pense. Pour que je ne passe pas mon temps à penser seulement au tout, on a semé autour de moi, avec un succès éclatant auquel je ne cesse de prêter la main, toutes les tentations de la nature, de la curiosité, du sexe, de la science et de l’art, du plaisir et de la souffrance, du pouvoir et de l’argent autant de facettes du tout pour me cacher le tout.

Il est clair que le tout et moi, nous ne sommes pas clairs du tout. Le tout, à qui j’appartiens, est une énigme pour moi et je suis une énigme à moi-même. Je m’avance les yeux bandés. Je marche dans une histoire à laquelle je ne comprends rien. Je règne sur un univers dont j’ignore presque tout. Je ne sais ni ce que je fais, ni qui je suis, ni d’où je viens, ni où je vais, et je me débrouille assez bien. La vie n’est que souffrance et mort et je m’arrange pour être heureux. Ma gloire est sans égale et ma misère est sans nom. Le tout n’est que splendeur et je suis moins que rien.

Il m’arrive de faire de grandes choses dont les siècles se souviennent. Ces grandes choses, naturellement, sont mêlées d’ignominie. Elles sont pleines de sang, de violence, de mensonges et de mort.

La plupart de ceux dont on apprend les noms aux enfants des écoles relèvent des tribunaux. Tuez deux hommes : en prison. Tuez-en deux cent mille : sur le trône et dans les livres. On dirait que la morale est un hochet pour demeurés, un trompe-couillons à l’usage exclusif de ceux qui ne sont pas montés assez haut dans le maniement des idées et des masses. Il y a un usage des hommes, un bon usage ou un mauvais, comme on voudra, qui suscite à la fois l’indignation et l’admiration et dont les règles si évidentes, plongent en même temps dans la stupeur. Le tout prend, dans la vie des hommes, l’aspect étrange d’un système qui porte le nom d’histoire.

Ramsès II et Thoutmès III, Nabuchodonosor et Cyrus le Grand, César et Auguste, Ts’in Che Houang-ti et Robespierre, Henri VIII et Louis XI, Louis XIV et Napoléon, Frédéric II de Prusse et Catherine de Russie, pour ne rien dire de Caligula, de Néron, de Gengis Khàn, de Tamerlan, de Staline ou de Hitler, sont d’abord des assassins de génie et des aventuriers qui ont mis leur fortune et leur gloire au-dessus d’une morale bonne pour les demeurés et les gagne-petit et qui vient elle-même on ne sait d’où. À l’étage du dessous, les richesses des princes, des mécènes, des fermiers généraux, des banquiers ont été édifiées avec des procédés qui auraient envoyé à l’échafaud de moins puissants et de moins habiles – et qui y ont souvent envoyé même les puissants et les habiles. Plusieurs choses mènent le tout : la mathématique, l’amour, le rêve, l’espérance, la religion – et l’argent. L’argent est pour les hommes le plus simple, le plus bas, le plus fort des motifs d’action. Toute histoire de la réussite est une histoire de l’infamie.

À l’infamie se mêle la grandeur. Il y a une façon de tuer et de voler qui s’inscrit dans l’histoire, qui la fait progresser et qui la constitue. Louis XI est un grand roi et César a du génie. Surtout, pas d’angélisme : Agoka, Saladin, Saint Louis, Frédéric II Hohenstaufen, Jeanne d’Arc ou Henri IV ont du sang sur les mains, mais ils transfigurent tout ce qu’ils touchent à force de hauteur et de foi. De foi en quoi ? De foi.

De foi tout court. Ce qu’il y a de plus malin, chez moi, c’est de croire à quelque chose. Et peut-être presque à n’importe quoi. J’ai fait de grandes choses avec Zeus, avec Junon, avec Jupiter, avec Zoroastre, avec Amon, avec Aton, avec Quetzalcôatl ou Huitzilopochtli, avec le Bouddha et avec Mahomet. Et de grandes choses contre eux. J’ai fait des choses immenses avec Jésus. Et de grandes choses contre lui. J’ai fait de grandes choses avec moi. Et de grandes choses contre moi.

La matière première de l’homme, c’est l’homme. J’en ai tué beaucoup sous moi.

Ce que je n’arrive pas à savoir, c’est si je suis la fin et le but de toutes choses. Je commence à croire que je n’en suis pas la cause. Est-ce que j’en suis la fin ? J’ai un doute. Si je ne suis pas le début du tout, par quel miracle en serais-je la fin ? Si je n’en suis pas la cause, pourquoi en serais-je le centre ? Et si je n’en suis ni la cause, ni la fin, ni le centre, mais qu’est-ce que je suis donc ? J’ai quelquefois l’impression un peu pénible que le tout se moque de moi. Qu’il se sert de moi à des fins obscures. Qu’il me trimbale. Qu’il m’exploite. Qu’il ricane dans mon dos.

Quel que soit mon statut, une guerre est engagée entre le tout et moi. Je me venge de mon ignorance et de mon humiliation. Je le conquiers peu à peu. Je lui arrache ses secrets.

Je le pousse dans ses retranchements. Il se défend contre moi. Je le grignote et je le vaincs.

J’ai été, à mes débuts, une mince partie de l’univers. Il y avait des pierres, de l’oxygène, des arbres, de l’air, de l’eau.

Il y avait des poissons, des primates et quelque chose d’un peu flou qui allait devenir les hommes. Au bout de quelques millions d’années, après l’invention du feu, de l’agriculture, de la ville, de l’écriture, les choses ont basculé. Je l’ai emporté sur le tout. La direction de la planète est passée entre mes mains. Je suis devenu responsable de la Terre où j’habitais. Avant, je subissais le feu, les inondations, les famines, les tremblements de terre, la naissance des enfants.

J’allais jusqu’à soumettre tout ce qui se passait autour de moi et en moi à la volonté arbitraire et toute-puissante des dieux. Maintenant, tout relève de moi. C’est un progrès.

Est-ce un progrès ? Dès qu’il se passe quelque chose dans ce monde, les victimes se retournent vers moi. Quand l’eau déferle, c’est ma faute. Si les arbres disparaissent, c’est ma faute. La qualité de l’air, c’est ma faute. Et la survie de la planète ou sa disparition ne dépendent plus que de moi.

J’ai inversé les relations entre le tout et moi. Longtemps, j’ai obéi au tout. Désormais, il m’obéit. C’est un rêve. C’est un cauchemar. Il y a dans l’histoire un moment assez bref où une espèce d’équilibre finit par s’installer entre le tout et moi. Le tout règne encore. Mais je suis déjà assez puissant pour le défier avec succès. C’est l’époque des Grecs, de Socrate et d’Aristote, de la navigation d’Ulysse, des temples de Zeus et d’Athéna, de la naissance de la géométrie et de la tragédie. C’est le printemps de la mathématique et de la philosophie. Le tout me monte à la tête. Je suis, dans ce temps-là, une sorte de miracle, mais de miracle de la nature.

Les dieux sont encore ailleurs, dans un Olympe lointain, mais ils prennent mon visage. Les dieux sont des espèces d’hommes. J’apprends avec patience à dominer la nature, mais en lui obéissant.

À peine les Grecs évanouis, un Dieu unique se fait homme. C’est-à-dire que l’homme se fait Dieu. Mystère parmi les mystères de la religion de Jésus-Christ, l’Incarnation annonce déjà de loin tout ce qui la combattra : l’humanisme, le progrès, les lumières, la raison et jusqu’à la révolution scientifique et industrielle. Tout, y compris Dieu lui-même, se met à tourner autour de l’homme. Le règne de l’homme s’annonce sous le couvert du règne de Dieu.

Mon histoire s’est longtemps confondue avec l’histoire du tout. L’histoire du tout, de plus en plus, se confondra avec la mienne. Me voilà responsable, non seulement de moi-même que je ne comprends pas tout à fait, mais d’un univers que je domine et que je ne comprends toujours pas.

Je suis assez puissant pour décider de l’avenir d’un tout dont je ne connais ni les origines, ni la fin, ni le sens. On tomberait malade à moins. De responsabilité trop puissante, et pourtant impuissante. D’orgueil déchaîné et aveugle. D’incertitude. D’angoisse.

Je suis malade. On me soigne. Je ne suis rien d’autre qu’un animal malade. Génial, bien sûr. Et malade. Malade de la grande peste du tout. J’ai été malade dans mon corps parce que j’étais trop faible pour ce que j’avais de puissant.

Maintenant je suis malade dans mon cœur et dans ma tête parce que je suis devenu trop puissant pour ce que j’ai toujours de faible. Les docteurs se pressent à mon chevet. Le Bouddha est un docteur. Maitre Kong, ou K’ong-tseu, ou K’ong Fou-tseu, ou encore Kongfuzi, est un docteur, que nous appelons Confucius. Aristote est un docteur. Ibn Khaldûn est un docteur. Avicenne est un docteur, et Averroès est un docteur.

Saint Thomas d’Aquin est un docteur.

Descartes est un docteur. Kant et Hegel sont des docteurs.

De grands docteurs. Avec du génie. Karl Marx est un docteur. Et, comme son nom l’indique, le Dr Freud est un docteur. Ce sont de bons docteurs. C’est drôle : ils ne me guérissent pas. Je finis par me demander si je ne serai pas de plus en plus fort et si je ne resterai pas à jamais aussi faible.

Il n’y a pas seulement les docteurs. Il y a aussi les amuseurs. Ils essaient, souvent avec succès, de me faire penser à autre chose. C’est que je me laisse distraire avec beaucoup de facilité. Un rien m’occupe, un rien me distrait. Il y a des amuseurs du pouvoir, des amuseurs de l’argent, des amuseurs du savoir, des amuseurs de l’art, des amuseurs des mots. Je les ai aimés à la folie. Je les ai suivis dans des aventures toujours pareilles à elles-mêmes et toujours renouvelées. J’ai aimé l’or, les guerres, la peinture, l’architecture, et les livres.

Pendant quelques siècles très brefs, j’ai beaucoup aimé les livres. Ils m’apprenaient sur moi-même des choses que j’ignorais. Ils se souvenaient du passé, ils annonçaient l’avenir, ils me transportaient de bonheur et d’orgueil. C’est par les livres et dans les livres que j’ai découvert le tout. Il m’est arrivé de croire que les livres allaient durer toujours.

Quelques-uns, parmi ces amuseurs, allaient plus loin que l’amusement. Mon génie – j’ai du génie – s’est donné libre cours dans des tableaux, dans des statues, dans des mélodies, dans des poèmes où un peu du tout affleurait sous les formes, sous les couleurs, sous les notes et sous les mots.

L’enthousiasme me prenait. Il me soulevait au-dessus de moi-même. Je me souviens des premiers traits que j’ai tracés sur les parois des cavernes pour représenter des bisons et des rennes. Je me souviens des premiers sons modulés ou sifflés où j’essayais d’exprimer l’émotion que me procuraient le monde et le chant des oiseaux. J’ai beaucoup aimé les débuts. La beauté est au début et au terme des choses. Je me souviens de mes triomphes. Je me souviens de mes échecs plus beaux peut-être que mes succès.

Je ne sais pas, je ne saurai jamais tant que je serai un homme, si un Dieu m’a créé. J’ai créé beaucoup de dieux.

J’ai créé, Dieu me pardonne, j’ai créé Dieu lui-même. Le Dieu que j’ai créé, comment serait-il autre chose que le Dieu des hommes et du tout tel qu’il m’est donné de le voir ? Tout ce qui relève des hommes vient des hommes. Tout ce qui compte dans ce qui vient des hommes vise plus haut que les hommes.

J’ai été lâche. J’ai été cruel. J’ai été paresseux. Je me suis menti à moi-même. J’ai été avide d’argent et de pouvoir sur les autres. J’ai aussi essayé d’aller un peu plus loin. La beauté m’a beaucoup occupé. L’amour m’a beaucoup occupé. C’était la beauté des hommes, c’était l’amour des hommes. Les hommes sont des hommes. Mais ils peuvent rêver à autre chose.

J’ai beaucoup rêvé. Tout ce qu’il est possible de croire et d’espérer, je l’ai espéré et je l’ai cru. J’ai pensé que Dieu était mauvais, qu’il était indifférent, qu’il existait, qu’il n’existait pas, qu’il était la puissance et la bonté mêmes, qu’il était un rêve impossible, qu’il était moi-même ou qu’il était un autre, radicalement différent de tout ce que je pouvais imaginer.

Le monde m’a tourné la tête. Je regardais les étoiles au-dessus de moi, j’écoutais en moi-même déferler sans répit des torrents d’angoisse et d’espoir. J’essayais, souvent en vain, de temps en temps avec éclat, de traduire dans le marbre, sur des toiles ou du bois, dans des sons, dans des mots, ce que je ressentais. Je bondissais hors de moi. J’ai fait quelques chefs-d’œuvre qui dureront autant que moi.

Je suis un mélange de misère et de grandeur. Il n’est pas impossible que ce qu’il y a de plus grand en moi soit ce qu’il y a de plus misérable et que ce qu’il y a de plus misérable soit ce qu’il y a de plus grand. Mon seul chef-d’œuvre, c’est les enfants. Ma gloire, c’est mon chagrin. Mon échec, c’est mon succès. Mon triomphe, c’est d’être un homme parmi les autres hommes. Tout ce que je fais n’est presque rien. Je n’en finis jamais de ne faire presque rien. Et, tout à coup, ce presque rien, quelques traits, quelques mots, quelques notes de musique, me rappelle qu’il y a un tout et que ce tout, c’est moi.

J’ai édifié des phares, des mausolées, des pyramides, des statues d’or et d’ivoire, des jardins suspendus, des barrages contre l’eau, des villes où s’entassaient des richesses, et des empires universels. Beaucoup sont morts pour cette puissance. Beaucoup sont morts pour cette beauté. Je me suis souvent demandé s’ils étaient morts pour rien.

Je n’ai jamais cessé d’avoir beaucoup de chagrin. Je n’ai jamais cessé de le changer en beauté. La beauté... Quelle beauté ? Qui est juge de la beauté ? Qu’est-ce qu’une beauté qui varie avec les époques et les lieux, qui change, qui s’évanouit ? Il n’y a de beauté que dans l’être et dans l’éternité. Je suis plongé dans l’existence, dans l’espace et dans le temps.

Je suis prisonnier de moi-même. L’homme est la prison de l’homme. De temps en temps, il passe une main à travers les barreaux. Et mon génie éclate.

Il y a du génie et de la beauté dans le tout parce que je m’en souviens. Si je ne m’en souvenais plus, où irait le génie, où irait la beauté ? Le tout ne prend un sens que parce que je suis là pour le penser. Je suis devenu si puissant que je peux me détruire d’un seul coup et tout détruire en même temps pour que rien ne subsiste plus de ce que j’ai tant aimé.

L’orgueil s’empare de moi. Dieu rit sous cape.

Je m’appelle Périclès, et Saadi el Hâfiz et Omar Khayyam, et Giotto en train de peindre les fresques de la chapelle des Scrovegni à l’Arena de Padoue, et Mozart en train de transcrire de mémoire dans une auberge de Rome le Miserere d’Allegro entendu une seule fois, ou peut-être deux fois, le mercredi et le jeudi saints, sous les voûtes de la chapelle Sixtine où tonne le Jugement dernier. Je suis ce petit juif d’Henri Heine et cet inverti d’Oscar Wilde et ce drogué de Toulet qui écrivaient du fond de leur orgueil très humble et de leur désespoir des choses si simples, si profondes et si belles.

 

Sie sassen und tranken um Teetisch Und sprachen von Liebe viel.

Die Herren waren ästhetisch, Die Damen von zartem Gefilhl.

Die Liebe muss sein platonisch, Der dilrre Hofrat sprach.

Die Herren lächelten ironisch, Die Damen seufzeten : Ach !

 

ou

 

Yet each man kills the thing he loves.

By each let this be heard.

Some do it with a bitter look, Some with a flattering word.

The coward does it with a kiss, The brave man with a sword !

Some killed their love when they are young And some when they are old ; Some strangle with the hands of Lust, Some with the hands of gold ; The kindest use a knife, because The dead so soon grow cold.

Some love too little, some too long, Some sell and others bily, Some do the deed with many tears, And some without a sigh : For each man kills the thing he loves, Yet each man does not die

 

ou

 

Vous souvient-il de l’auberge Et combien j’y fus galant ? Vous étiez en piqué blanc On eût dit la Sainte Vierge.

Un chemineau navarrais Nous joua de la guitare.

Ah ! que j’aime la Navarre, Et l’amour, et le vin frais.

De l’auberge dans les Landes Je rêve, et voudrais revoir L’hôtesse au sombre mouchoir Et la glycine en guirlandes.

 

Je suis un enfant qui pleure parce qu’il a perdu sa mère, parce que son père lui fait peur.

J’aurai tout de même vécu une aventure sans pareille. J’ai beau chercher autour de moi, je ne trouve rien qui me vaille.

Rien qui vaille Abraham en train de tuer son fils pour l’offrir à son Dieu ou Moïse emporté par l’esprit dans une vision extatique qui lui dicte la loi sur une montagne perdue quelque part entre le désert et la mer, rien qui vaille Titien ou cette ganache de génie qui s’appelait Offenbach, rien qui vaille Rabelais ou Cervantès qui se sont tant moqués de moi et qui ont ajouté à ma gloire en me traînant dans la boue.

Rien qui vaille le clochard qui va dormir sous son pont.

Quelles vies j’aurai menées ! En Chine, au Mexique, entre les Alpes et la Sicile, au pied de l’Himalaya, à Bâmiyân, à Borobudur, à Ispahan, à Byzance ou à Berne, à Berne, oui, à Berne, et salut au génie, j’ai fait des choses stupéfiantes. En Grèce, en Égypte, à Babylone, à Samarkand, sur les bords de l’Indus ou du Gange, dans les sables d’Arabie, j’ai découvert le tout et des trésors pour toujours. J’ai inventé le zéro. J’ai peint des dieux et des femmes. J’ai fixé des idées sous forme de signes sur la pierre. J’ai couru sur les mers. J’ai édifié des temples. J’ai deviné ce que je pouvais des secrets enfouis du tout.

Je suis trop grand pour moi. Je suis petit et immense. Je suis moins qu’un arbre, qu’une montagne, qu’une tempête dans la nuit, qu’un tigre sur le point de bondir. Et je suis presque tout. Je suis le tout. Et je ne suis presque rien.

J’ai pitié de moi. Je suis fou d’orgueil. Je suis les autres autant que moi – et les autres sont encore moi. Quel roman que ma vie ! Des gens écrivent de petites choses sous le nom de romans où j’apparais successivement sous les traits d’un âne, d’un prêtre, d’un chevalier errant, d’un séducteur, d’un assassin, d’une femme hystérique et malheureuse, d’un arriviste, d’une courtisane, d’un snob fasciné par le temps. Mais le vrai roman, et le seul, c’est le roman du tout. Tous les livres, toutes les peintures, le Persée de Cellini, le Don Juan de Mozart, les pyramides d’Égypte et Saint-Pierre de Rome, le système de Newton et celui d’Einstein sont les copeaux du tout.

Mon mode de vie est bizarre. Je vis à travers la mort. Je meurs, et je renais. Je suis mon père et le père de mon père et le père du père de mon père. Et je suis mes enfants et les enfants de mes enfants. Une espèce d’éternité naît de ma succession. À force de mourir et de renaître, me voilà presque immortel. Le souvenir et l’espérance me font vivre au-delà de moi-même. Je ne cesse jamais d’être un fragment de moi-même. L’homme est un individu, et il est la masse infinie, ou apparemment infinie, de tous les hommes successifs, emportés dans le temps. Je suis le chapitre d’un livre, ou un paragraphe du chapitre, ou un mot dans le paragraphe, ou une lettre dans le mot – et le livre tout entier. J’essaie de déchiffrer le livre, de deviner ce qu’il raconte. J’échoue, et je recommence.

J’appelle ici Dieu le romancier du tout.

C’est un fameux romancier. À l’imagination sans bornes et au style étincelant.

Il n’écrit pas n’importe quoi. Ses personnages s’imposent à lui et il ne lui est plus permis, comme au temps où il rêvait sur eux avant d’avoir tracé son premier mot, d’en faire ce qu’il voudrait. Chaque ligne de son roman est commandée par ce qui précède et s’en va vers ce qui suit. On veut savoir ce qui va se passer, on essaie de se souvenir de la longue intrigue compliquée qui a mené jusqu’à nous. On se demande si Dieu aurait pu écrire autre chose. Mais le roman est si achevé qu’on n’en peut plus changer une seule virgule. Qui oserait changer une virgule à Don Quichotte de la Manche ou à L’Éducation sentimentale ? Je suis prisonnier de ce qui a été écrit avant moi.

Ce qu’il y a pourtant de plus beau dans le grand roman du tout, c’est que, par un paradoxe que je ne me charge pas d’expliquer, le chef-d’œuvre est écrit par ses personnages mêmes. L’auteur, c’est moi. C’est-à-dire vous. Le grand roman du tout, dont nous n’avons encore, vous et moi, écrit que les premières pages, est une œuvre collective.

Je me promène dans les villes, je me promène dans les champs. On me trouve en Chine, en Afrique, au pied des hautes falaises, dans les vallées du Tyrol, le long des fleuves et sur les lacs, dans les tombes où je dors et sur les champs de bataille. On me trouve à Java, au Mexique, dans le Périgord noir ou vert, chez Maximes, dans les temples et dans les églises, dans les débits de boissons, au sommet des montagnes où je grimpe Dieu sait pourquoi et où je plante des drapeaux, à la Bourse, dans les bureaux, sur les champs de courses et chez les filles. Je suis les filles chez qui je vais, je suis le bourreau et la victime, je suis l’ennemi que je combats, je suis les autres autant que moi-même. Depuis toujours et pour toujours, je suis une part infime du tout et le tout tout entier.

Je ne peux pas vous dire tout ce que j’ai inventé. J’ai inventé l’ouvre-boîtes et le nouveau roman, la roue, le feu, la brouette, la musique polyphonique, le moteur à explosion, le collier de trait, la perspective, l’argument ontologique, l’Immaculée Conception, la patrie, le point d’honneur, le golf, le suicide, le calembour et le Nouveau Monde. Inutile et ridicule d’établir la moindre liste de ce que j’ai inventé. J’ai strictement tout inventé. C’est moi qui ai inventé l’amour, c’est moi qui ai inventé le big bang, c’est moi qui ai inventé ce qu’il y avait avant moi et ce qu’il y aura après moi, c’est moi qui ai inventé le tout, c’est moi qui ai inventé Dieu, et c’est moi qui lui ai donné son nom qu’on ne prononce qu’en tremblant. C’est moi qui ai inventé le temps et, en vérité, je vous le dis, c’est moi qui me suis inventé moi-même. C’est l’homme, peu à peu, qui s’est forgé l’idée de l’homme. Ce qu’on a pu nous emmerder avec cette idée-là, avec sa grandeur, avec ses droits, avec sa dignité ! J’ai tout inventé, mais pas tout à fait de toutes pièces. On – qui « on » ? – m’a donné quelque chose d’informe et j’en ai fait les arbres, la physique, la morale, l’économie comparée, Water Music, La Naissance de Vénus, et moi-même.

Héros du seul roman qui ait jamais été écrit, je suis, personne n’en doute, un personnage qui compte. Comme il y a des hommes de l’année, je suis l’homme de tous les temps ; comme il y a des héros de la science, du travail, de la patrie ou de l’Union soviétique, je suis le héros de l’univers et du tout.

Je règne et je meurs. Je me souviens de moi-même. Mon génie me remplit d’orgueil. Mon insignifiance m’épouvante. Les larmes me viennent aux yeux. Je ris de tout et de moi. Je sors d’un je ne sais quoi que je découvre peu à peu. J’avance vers un je ne sais quoi que je construis de mes propres mains. Je n’en finis pas de me demander s’il y a un autre tout que le tout. Je pleure, je me lamente, je sifflote, l’air absent et les mains dans les poches, j’attends, sans trop y croire, des jours meilleurs et qui chantent, je regarde en arrière et ne vois pas grand-chose, je regarde en avant et je ne vois rien du tout. Et, en vous saluant, je me salue moi-même.

Presque rien sur presque tout
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